Ciné-débat FEETS-FO : Sorry We Missed You, de Ken Loach : de l’importance de l’engagement syndical

Les soirées ciné-débat organisées par la FEETS-FO (Fédération de l’Equipement des Transports et des Services) se sont poursuivies. Le dernier en date : Sorry We Missed You, réalisé par Ken Loach, projeté simultanément au siège de la Confédération et en visio. Le film explore « l’ubérisation » du monde du travail et ses dérives.

Pour son premier jour de travail comme livreur, Ricky reçoit une bouteille en plastique vide de la part d’un collègue. Devant son air étonné, ce dernier lui précise que le récipient lui sera d’un précieux secours pour soulager sa vessie lors de ses tournées. Ricky lâche la bouteille d’un air dégoûté et se lance dans sa première livraison. Il ne lui faudra pas longtemps pour mesurer l’utilité de ce « cadeau » indispensable pour parvenir à livrer tous ses paquets dans les temps.

Rythme infernal, délais de livraison impossibles à tenir, contrôle permanent des faits et gestes par un boîtier électronique... Sorry We Missed You, long-métrage sorti en 2019 et choisi pour cette séance par Zaïnil Nizaraly, secrétaire général de la FEETS-FO, s’attaque à la tendance générale de l’« ubérisation » du travail. Ici, l’action prend place dans une société de livraison de marchandises à des particuliers, sorte de petit Amazon britannique, mené d’une main de fer par un contremaître des temps modernes obsédé par les résultats, la rapidité des livraisons et la satisfaction de la plateforme, à laquelle lui-même répond.

Ne réfléchis pas, conduis !

Ken Loach, cinéaste britannique engagé, n’épargne rien à son personnage principal Ricky, un père de famille récemment licencié qui se lance dans la livraison sous un statut flou de travailleur apparemment indépendant. D’abord séduit par les sirènes de la « liberté » que semblent offrir ce mode de fonctionnement, le livreur va vite déchanter et ses conditions de travail auront des conséquences sur sa vie de famille.

Don’t think, drive (« ne réfléchis pas, conduis »), la devise de l’entreprise affichée sur les murs de l’entreprise, résume bien la froideur de ce système, dans lequel Ricky s’enfonce, persuadé que travailler davantage lui fera gagner davantage. Ken Loach fait de son héros le dindon d’une bien triste farce ; 14 heures de travail par jour, six jours sur sept, traqué par un boîtier vissé à son poignet (qu’il devra rembourser s’il est endommagé) qui bipe s’il passe plus de 2 minutes en-dehors de son camion de livraison (qu’il a dû payer de sa poche pour éviter de le louer au responsable de la société).

Interdiction de se lier d’amitié avec ses patients

Rien ne lui est épargné dans ses livraisons, depuis une attaque par le chien d’un client, à l’ascenseur en panne en passant par le client refusant de signer la livraison, jusqu’à un terrible drame, sa violente agression par une bande de jeunes attirés par les paquets disposés dans son camion. Une attaque qui lui coûtera bien plus que les points de suture posés en toute hâte à l’hôpital.

Le film donne aussi à voir le quotidien d’Abby, l’épouse de Ricky, aide à domicile tout autant pressurisée par ses invisibles employeurs, qui la somment d’enchaîner le maximum de patients par jour. Et puis, gare à elle si elle s’attache trop, car c’est interdit de se lier d’amitié avec ses patients. Contrainte de vendre sa voiture, son seul outil de travail, pour que son mari puisse avancer les frais de son camion de livraison, Abby se retrouve à devoir prendre le bus entre chaque patient, prenant ainsi du retard sur son planning déjà surchargé.

Travailler coûte que coûte, ne jamais s’arrêter

Abby et Ricky représentent cette société qui ne parvient plus à réfléchir, trop épuisée par des rythmes que seuls des robots pourraient tenir, et qui finissent d’ailleurs par leur dicter leur conduite (le boîtier de Ricky, le téléphone d’Abby). Les premières victimes collatérales sont les enfants du couple, et notamment leur fils aîné, ado paumé qui a terriblement besoin de ses parents. La famille part à la dérive, prise dans un cercle vicieux de travail qui n’offre finalement aucune sécurité. Même lorsqu’un accident survient (l’agression de Ricky), c’est lui qui doit payer son responsable, pour les jours qu’il lui fait « perdre ». Mais qu’importe, il faut travailler coûte que coûte, et ne jamais s’arrêter.

Comme d’habitude avec Ken Loach, on prend la dramatique mesure de ce que la société peut proposer de pire, ici dans le monde des livraisons et du soin. Le réalisateur sait appuyer là où il faut pour que l’absurdité de cette condition humaine apparaisse très clairement.

Mais qui alimente le robot ? demande la petite fille du couple, qui accompagne son père en tournée puisque c’est le seul moment qu’il peut encore passer avec elle (jusqu’à ce qu’un client se plaigne de sa présence...). Dans ce monde, les problèmes personnels, ça n’existe pas, résume de son côté l’impitoyable responsable de Ricky lorsque celui-ci veut prendre quelques jours de congés (qu’il finit par devoir payer... en toute logique !).

Le flou légal autour du statut du travailleur

Sorry We Missed You (« désolés, on vous a raté »), ces quelques mots inscrits sur le papier que les livreurs déposent chez les clients absents pour signifier leur passage, pourrait être une ode à l’engagement syndical, même s’il n’en est jamais question dans le film. Face à aux deux héros invisibles, qui se battent avec une dignité exemplaire à l’instar de tant d’autres travailleurs invisibles, l’importance de l’action syndicale se manifeste, résume Zaïnil Nizaraly , ouvrant le débat après le film.

Le secrétaire général de la confédération, Yves Veyrier, rappelle, lui, que que l’ubérisation s’est développée avec l’entreprise Uber, qui agit comme un tiers percevant un pourcentage non négligeable du fruit des transactions réalisées. Différentes dérives peuvent en découler selon le secteur touché. Le risque est que ces pratiques se répandent.

Ce que montre le film, c’est le flou légal autour du statut du travailleur. Ou plutôt l’absence de statut, ce qui sous-entend l’absence de protection sociale. Et c’est aussi là le cœur de la bataille dans laquelle FO s’est engagée : mettre en place un cadre juridique clair qui protégerait le travailleur, et le ferait reconnaître comme salarié de la plateforme. Car ces plateformes transforment les salariés en auto-entrepreneur, afin de se dédouaner de toute obligation sociale, comme l’assurance chômage, les cotisations pour la retraite et bien sûr l’assurance maladie.

Pour qu’ils puissent s’organiser syndicalement

Mais comment construire une véritable protection sociale pour ces travailleurs lorsque la plupart des plateformes ont leur siège à l’autre bout du monde, ne payent pas ou si peu d’impôts dans les pays où elles exercent leurs activités et échappent à l’effort de participation et à la protection sociale, interroge Yves Veyrier. Et par ailleurs souligne le secrétaire général, évoquant la relation entre ces travailleurs et leurs entreprises, s’Il n’y a pas d’échanges comme dans une relation employeur/employé, cela devient une relation à sens unique.

D’où la volonté de FO de convaincre les gouvernements, y-compris au niveau européen, de faire reconnaître ce statut de salarié. Jean Hedou, ancien secrétaire général de la FEETS-FO, souligne le danger de l’absence d’un tel statut : tous les secteurs sont ubérisables et il y a un risque que cela s’étende. Il faut donc construire les droits de ces travailleurs et mettre en place leur statut de salarié afin de les organiser syndicalement.

Un autre spectateur s’émeut justement du manque de représentativité dans ces secteurs, en raison principalement de la précarité et de l’instabilité des horaires de travail et même de l’activité même de ces travailleurs de plateformes.

L’humain reste au cœur du combat syndical

Pour Yves Veyrier, chacun de nous, en tant que consommateur, doit exercer sa responsabilité, face à l’ubérisation. Nous avons des habitudes, se faire livrer vite et à moindre coût, nous devons donc nous poser la question [des conséquences, NDLR] à un niveau individuel.

Quant à l’ubérisation du soin, autre sujet abordé dans le film à travers le personnage d’Abby, le débat organisé par la FEETS-FO soulignera des situations insupportables pour les travailleurs. Nadia Jacquot, Secrétaire fédérale secteur Propreté à la FEETS, témoigne ainsi des journées à rallonge de femmes levées tôt le matin et couchées si tard le soir, n’ayant aucun temps à consacrer à leur famille, pour des salaires indignes. C’est là que l’action syndicale prend tout son sens.

Yves Veyrier a rappelé que FO a demandé que le gouvernement prenne en compte le statut des travailleurs du soin, lors du plan de relance de l’État après la crise sanitaire de 2020.

Il a rappelé aussi que Ce sont des salariés à qui nous confions les êtres qui nous sont le plus cher, nos parents, nos enfants, nos grands-parents. Leurs emplois sont indispensables, ils sont au cœur de la cohésion sociale. Nous demandons à ce que l’État leur accorde la reconnaissance salariale qu’ils méritent. Ce sont ces thèmes que la Confédération continuera de porter, afin que toujours, l’humain reste au cœur du combat syndical.


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