La pizza que vous avez commandée arrive, certes fraiche, à l’heure et elle n’est pas chère. Mais vous remarquez aussi que le jeune homme qui assure sa livraison est stressé, enfourche rapidement son vélo, son scooter ou entre précipitamment dans sa voiture. Direction, un autre client à livrer, et vite. Vous effectuez un trajet dans un VTC, voiture de transport avec chauffeur, et voyez ce dernier pianoter sur son smartphone, scrutant les réservations à venir, soumises par la société (voire les sociétés) avec laquelle il est en lien
.
Les uns comme les autres pensent probablement au paramètre inconnu mais essentiel : ce qu’ils vont gagner à l’issue de leur journée de travail, car ils ne le savent jamais à l’avance. Ils pensent sans doute aussi à la productivité qu’ils doivent atteindre, aux aléas quotidiens qui vont la contrarier, aux risques qu’ils vont devoir prendre et qui mettent en danger leur santé, leur sécurité... Rien qu’en Europe ils sont quelques 28 millions (soit 10% des travailleurs européens) à vivre ce genre de quotidien, on les appelle les travailleurs des plateformes numériques, les TPN.
Ils travaillent pour une ou plusieurs de ces 500 sociétés, dont beaucoup d’entreprises à envergure internationale, implantées sur le territoire européen et dédiées aux transports (Uber, Free Now...) ou à la livraison à domicile de plats préparés (Deliveroo, Uber Eats, GoDelivery, Glovo... ).
42% d’entre eux gagnent moins de 10 000 euros par an
En Europe, 55% de ces travailleurs gagnent moins que le salaire minimum de leur pays. Or, si, à la faveur de la pandémie, le recours aux plateformes a connu une véritable envolée, cette tendance devrait se confirmer dans les prochaines années. En 2025, évalue la Commission européenne, on devrait ainsi compter quelque 43 millions de travailleurs des plateformes numériques.
La quasi-totalité (90%) d’entre eux exerce sous statut d’indépendant
. Ils sont ce qu’on appelle en France des autoentrepreneurs. Selon l’expression consacrée, ils sont à leur compte
. La société Just Eat se distingue, elle, par un personnel sous CDI, mais toutefois, au smic horaire et avec des conditions de travail plus que difficiles. Le 19 janvier dernier, à l’appel de FO, les livreurs étaient d’ailleurs en grève, dénonçant entre autres les licenciements qui ont lieu actuellement dans l’entreprise.
Sur quelque 3,1 millions d’indépendants (chiffres Insee 2017) en France, 4% environ sont qualifiés de dépendants à un intermédiaire
, dont principalement ces plateformes. Et, à l’échelon national, comme ailleurs sur la planète, c’est plus que souvent bien malgré eux !
En effet, ces travailleurs jeunes (ils ont entre 26 et 31 ans en moyenne en France), à 96% des hommes, généralement issus de milieux défavorisés, habitant en zone urbaine et en majorité peu diplômés, vivent une situation précaire. Cela, par le statut de leur emploi, leurs conditions de travail et leurs revenus faibles.
42% de ces travailleurs gagnent moins de 10 000 euros par an. Ils vivent comme l’on dit, sans filet de sécurité dans leur travail et parmi leurs difficultés ils citent d’ailleurs le manque de revenu en cas de maladie et les périodes de difficultés financières, en cas de baisse de leur activité.
C’est à ces travailleurs, déclarés indépendants, que s’adressent les élections pour une représentation professionnelle organisées du 9 au 16 mai. L’exécutif et le Parlement les inscrivent dans une volonté affichée d’introduire du dialogue social
au sein des plateformes alors que plus largement, en France comme ailleurs, le débat sur la régulation des plateformes
est posé, notamment le lien qu’elles entretiennent avec le personnel auquel elles font appel. Pour FO, le vrai progrès social pour ces travailleurs est qu’ils relèvent du salariat ou d’une véritable et effective indépendance économique
.
Un management inhumain par les algorithmes
Selon l’Insee, ces travailleurs, dits indépendants et dont 61% exercent selon des horaires atypiques, passent en moyenne 38 heures par semaine au travail (70% travaillent entre 35 et 50 heures ou plus par semaine).
Près d’un quart de ces travailleurs aimeraient travailler plus. Logique, car ce que les TPN gagnent est fonction du nombre de clients avec lesquels la plateforme va les mettre en relation, mais aussi de leur capacité à rentabiliser en quelque sorte leur nombre d’heures de travail. Concrètement, de la vitesse d’exécution qu’ils seront en mesure d’assurer pour la course ou la livraison qui leur est proposée.
Pour gérer, évaluer, contrôler en permanence leur travail et leurs comportements, les plateformes usent de l’intelligence artificielle, des algorithmes qu’elles ont mis au point et qui décident arbitrairement qui est capable physiquement d’aller vite, qui est résistant au stress, qui est toujours disponible... Au-delà d’être discriminant, ce système aggrave encore les conditions de travail de ces travailleurs, victimes d’accidents corporels très nombreux.
Plus largement, ces algorithmes exacerbent le lien de dépendance, économique et sociale, du travailleur vis-à-vis de la plateforme. En décembre, dans un rapport, le Sénat demandait qu’ils soient publiés. Un texte européen (le Digital Services Act) visant à encadrer l’utilisation de ces algorithmes doit être soumis au vote des états membres cette année.
Le travail de FO au niveau européen et international
S’il y a encore quelques années, certains observateurs de par le monde se plaisaient à voir dans la montée en puissance des plateformes numériques l’émergence d’un mode de travail, moderne, libre et affranchi du salariat, la réalité plus sombre de cette gig économy
(économie des petits boulots, du travail à la tâche) s’est vite imposée. Grâce au travail et à l’action des syndicats, dont FO, et à l’échelle mondiale, notamment au sein de l’OIT.
L’Organisation internationale du travail étudie, particulièrement depuis 2015, les incidences du mode de fonctionnement de ces plateformes sur les travailleurs. Mais depuis bien plus longtemps, par nombre de textes, de recommandations et à travers différentes conventions, l’OIT ne cesse de rappeler les normes internationales du travail.
L’an dernier, dans un rapport sur le rôle des plateformes dans la transformation du monde du travail, le BIT (Bureau international du travail) appelait de nouveau à veiller à ce que les possibilités de travail que les plateformes offrent soient décentes
, veiller à ce que tous les travailleurs, quel que soit leur statut contractuel, soient couverts par les principales normes du travail
.
La confédération européenne des syndicats (CES) travaille elle aussi depuis longtemps sur le dossier épineux des plateformes. Fin 2021, et c’est, rappelle FO, le fruit
d’une action intensive au sein de la CES
, cette dernière a dit son refus d’un 3ème statut pour ces travailleurs. Il Concrètement, il s’agit d’un statut ambigu intermédiaire -ni salarié, ni indépendant- qui favoriserait les plateformes lesquelles continueraient alors de pouvoir échapper à leurs obligations sociales (paiement de cotisations notamment), fiscales et en matière de droit du travail.
Multiplication des décisions judiciaires
La CES répondait à une consultation lancée par la Commission européenne en amont de la présentation le 9 décembre dernier d’une directive visant à garantir des conditions de travail décentes pour tous ceux dont le revenu dépend de ce modèle de travail
, les plateformes.
Pour déterminer si la plateforme est un employeur et donc déclarer un lien de dépendance et poser une présomption de salariat, ses pratiques devront correspondre à au moins deux des cinq critères de contrôle (dont fixer le niveau de rémunération ou des plafonds) établis par le texte de la commission qui appelle aussi à une transparence
dans le management par les algorithmes.
Si la plateforme conteste le lien de subordination du travailleur vis-à-vis d’elle, c’est à elle qu’il incombera de le démontrer (inversion de la charge de la preuve) et non au travailleur comme c’est actuellement le cas en France. La directive, qui inquiète les plateformes, doit encore être examinée par le Conseil et le Parlement européen.
Signe encore que le fonctionnement des plateformes pose problèmes : on compte déjà en Europe plus d’une centaine de décisions judiciaires et une quinzaine de décisions administratives les concernant. En France, en France, la justice s’est elle aussi prononcée. En 2018 entre autres, par un arrêt du 28 novembre, la Cour de cassation qualifiait d’employeur/salarié le lien contractuel entre la plateforme Take Eat Easy et les livreurs. Dans un arrêt du 4 mars 2020, la Cour a dit que le statut d’indépendant d’un chauffeur Uber était fictif
et l’a requalifié en contrat de travail. Donc, avec de vrais droits. C’est ce que revendique FO.