Rien qu’en Europe ils sont quelque 28 millions, soit 10 % des travailleurs européens et, selon la Commission européenne, on en comptera 43 millions en 2025. Ils travaillent pour une ou plusieurs de ces cinq cents sociétés, pour la plupart géantes, installées entre autres en Europe et dédiées au transport de voyageurs (Uber, Free Now...) ou à la livraison à domicile de plats préparés (Deliveroo, Uber Eats, GoDelivery, Glovo... ). On les appelle les travailleurs des plateformes numériques, les TPN. La quasi-totalité (90 %) d’entre eux exercent sous statut « d’indépendant ». En France, ils sont souvent auto-entrepreneurs et c’est à eux que s’adressent ces élections, inédites, du 9 au 16 mai, visant à créer une représentation professionnelle.
L’exécutif et le Parlement affichent une volonté d’introduire du "dialogue social" (ordonnances du 21 avril 2021, du 7 avril 2022) au sein de ces entreprises alors que le débat sur la « régulation des plateformes » est posé en France comme ailleurs, notamment le lien qu’elles entretiennent avec le personnel auquel elles font appel. Pour FO, le vrai progrès social pour ces travailleurs est qu’ils " relèvent du salariat ou d’une véritable et effective indépendance économique".
Un management inhumain par les algorithmes
En France, sur quelque 3,1 millions d’indépendants, 4 % environ sont qualifiés de "dépendants à un intermédiaire", soit principalement ces plateformes. Ce sont des travailleurs jeunes (ils ont entre 26 et 31 ans en moyenne) et à 96 % des hommes habitant en zone urbaine. En Europe, 55 % de ces TPN gagnent moins que le salaire minimum de leur pays. En France, 42 % gagnent moins de 10 000 euros par an. Parmi leurs difficultés, ces jeunes citent le manque de revenu en cas de maladie et les périodes de difficultés financières en cas de baisse de leur activité.
Selon l’Insee, ces jeunes précaires, dont 61 % exercent selon des horaires atypiques, passent en moyenne 38 heures par semaine au travail (70 % travaillent entre 35 et 50 heures ou plus par semaine). Pour gérer, évaluer, contrôler en permanence leur travail et leurs comportements, les plateformes usent de l’intelligence artificielle à travers des algorithmes qu’elles conçoivent et qui décident arbitrairement qui est capable physiquement d’aller vite, qui est résistant au stress, qui est toujours disponible... Au-delà d’être discriminant, ce système exacerbe le lien de dépendance, économique et sociale, du travailleur vis-à-vis de la plateforme. Il induit entre autres de nombreux accidents corporels chez ces travailleurs subtilement soumis à la pression du rendement en vue d’une rémunération.
En décembre dernier, dans un rapport, le Sénat demandait la publication de ces algorithmes. Après un texte adopté en mars concernant la législation sur les marchés numériques (DMA), l’Union européenne a adopté le 23 avril le Digital Services Act, texte qui s’appliquera autour de 2024 et qui vise, entre autres, à encadrer l’utilisation de ces algorithmes. La Commission européenne et les États membres auront accès à ceux des très grandes plateformes en ligne. Ce texte, qui pose des contraintes aux plateformes, est toutefois axé sur la défense des consommateurs et il est loin de tout résoudre pour les travailleurs de l’ombre que sont les TPN.
Le travail de FO au niveau européen et international
C’est surtout grâce au travail acharné des syndicats, dont FO, notamment au sein de l’OIT, que la réalité de cette « gig economy » (économie des petits boulots, du travail à la tâche) a été dévoilée au fil des années. Et si l’Organisation internationale du travail ne cesse de rappeler les normes internationales du travail, ce n’est pas par hasard. L’an dernier, le BIT (Bureau international du travail) appelait ainsi de nouveau à veiller à ce que " les possibilités de travail que les plateformes offrent soient décentes", "veiller à ce que tous les travailleurs, quel que soit leur statut contractuel, soient couverts par les principales normes du travail". Fin 2021, et c’est, rappelle FO, le "fruit" d’une "action intensive au sein de la CES", la Confédération européenne des syndicats a dit quant à elle son refus d’un troisième statut ― ni salarié, ni indépendant ― pour ces travailleurs. Elle répondait à une consultation lancée par la Commission européenne en amont de la présentation d’une directive visant à "garantir des conditions de travail décentes pour tous ceux dont le revenu dépend de ce modèle de travail". Les débats ont donc abouti à un autre projet de directive, lequel, s’il doit encore être examiné par le Conseil et le Parlement européen, inquiète d’ores et déjà les géantes du numérique. Le texte fixerait ainsi des critères précis pour déterminer si la plateforme est un employeur et donc déclarer un lien de dépendance et poser une présomption de salariat. Si la plateforme conteste le lien de subordination du travailleur, c’est à elle qu’il incombera de le démontrer (inversion de la charge de la preuve) et non au travailleur, comme c’est actuellement le cas en France. À l’échelon national, l’ordonnance publiée le 7 avril dernier fixe de nouvelles obligations aux plateformes, tout en se situant sur le terrain d’un "renforcement" de "l’autonomie" et de "l’indépendance" des travailleurs qui ont recours à ces entreprises pour leur "activité". Afin de "favoriser la conclusion d’accords collectifs de secteur", elle fixe entre autres l’obligation d’une négociation annuelle sur au moins un des quatre thèmes établis, dont celui des "conditions de détermination des revenus des travailleurs, y compris le prix de leur prestation de services". La détermination de la représentation professionnelle à batailler pour obtenir des accords garantissant de nouveaux droits à ces travailleurs sera donc essentielle. FO travaillera en ce sens.